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Voie du thé 2 — Une pratique sensorielle

Ensemble d'ustensiles pour la préparation du thé.
Le matériel pour la cérémonie du thé.

Le pratiquant du zen est d’emblée confronté à la suractivité mentale qui est le lot de la plupart de nos contemporains occidentaux. Le bouddhisme donne l’image de notre esprit comme celle d’une bouteille remplie de sable et d’eau et continuellement en agitation. La première étape de toute pratique de méditation, le calme mental, revient donc, dans cette image, simplement à poser la bouteille et attendre patiemment que le sable se décante et que la clarté de l’eau puisse se manifester.

Pour permettre la levée progressive des voiles mentaux et émotionnels qui obscurcissent notre perception de la Réalité, la plongée dans le mode sensoriel est un aspect important du chemin proposé par le zen.

Ainsi, l’assise méditative, par la nouveauté et la rigueur de la posture, oblige le pratiquant à revenir dans les sensations corporelles tout en évitant de les saisir, c’est-à-dire en évitant de se laisser aller à la continuelle tentation du commentaire sur ces sensations.

De même, le chemin que propose la cérémonie du thé passe par le sensoriel. C’est la multiplication des sollicitations sensorielles riches et multiples dans un contexte d’espace dépouillé et de lenteur des gestes qui permet naturellement aux invités de laisser aller les sollicitations du mental.

Ainsi, la cérémonie du thé peut permettre aux personnes qui ont du mal à méditer, de faire l’expérience du calme mental de façon simple et instantanée.

Cela est possible car la cérémonie du thé nous propose une expérience sensorielle à la fois réduite au minimum mais riche de contrastes. La pratique vient continuellement solliciter nos sens. Par ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce que l’on touche, par ce que l’on goûte, et par ce que l’on sent… tous les sens sont sollicités. Sans efforts, le mental va lâcher son activité puisque la présence et l’attention vont se situer au niveau sensoriel. C’est là une clé essentielle qui permet aux invités de plonger naturellement dans le ressenti et ainsi faire l’expérience d’un état méditatif.

Cette pratique sollicite la vue d’une façon qui nous est inhabituelle… L’espace d’une pièce à thé est dépouillé ce qui a pour premier effet de reposer notre esprit généralement sollicité par une richesse visuelle qui sature nos capacités conscientes.

Dans une pièce à thé, aucune sollicitation brouillonne de la vision mais des gestes lents et précis sur un fond d’espace dépouillé. Nous retrouvons là les deux aspects essentiels de la conscience que sont la capacité à l’ouverture — shamatha, le calme mental — et la capacité à l’hyper-focalisation — vipassana, la vision pénétrante. Par ailleurs, les objets présents sont peu nombreux de sorte que chacun peut être apprécié pleinement. Le maître de thé joue avec cela par le choix qu’il fait des objets qu’il utilise. Chacun de ceux-ci est une pièce d’artisanat qui rayonne une esthétique qui ne laisse pas indifférent. De par cette sollicitation inhabituelle, assez rapidement, l’activité mentale devient moins prégnante, la présence à l’instant devient plus manifeste et l’invité peut enfin se relâcher dans l’expérience.

Le thé c’est aussi le goût bien sûr. La douceur de la pâtisserie, l’amertume du thé, la multiplicité des goûts que l’on découvre au cours du repas kaiseki ; des mets subtils qui viennent satisfaire toute la palette gustative.

L’odeur, ah, l’odeur… Celle du thé bien sûr ! l’un des moments d’extase pour un pratiquant est de sentir monter vers son visage l’odeur du thé lorsqu’il vient de verser l’eau sur la poudre, puis qu’il le bat avec le fouet. Bien sûr, il y a aussi l’odeur de l’encens. On pose un morceau d’encens tout près des braises pour immédiatement installer l’odeur dans la pièce mais aussi un autre morceau près des charbons encore noirs. Lorsque ceux-ci vont progressivement s’embraser, l’encens viendra peu à peu se consumer, libérant ses subtiles senteurs.

Le thé c’est également le toucher. Ces bols qui, sans être nécessairement des œuvres d’artistes, utilisent des terres plus ou moins grossières, sont parfois bruts ou couverts d’émaux de textures multiples. En tenant le bol, en le portant aux lèvres, c’est sur ces contacts que vient se porter notre attention. La texture du liquide, sa douce chaleur dans notre bouche sont autant d’expériences tactiles que nous avons peu l’habitude d’explorer.

L’ouïe est l’un des sens les plus sollicités dans la pratique. De façon subtile, certes, mais continue tout au long d’une session de thé. De manière en fait très similaire à ce qui est proposé à notre vue. La saturation de bruits dont nous faisons l’expérience au quotidien est là remplacée par quelques sons précis et clairs qui se détachent du silence. L’invité fait tout d’abord l’expérience des sons qui jalonnent la préparation d’un bol de thé. Celui du fouet ou de la cuillère de bambou sur les bords du bol, celui des objets que l’on referme, celui de l’eau que l’on verse et vient faire tinter le vase d’eau de rinçage, celui de l’eau qui est remise dans la bouilloire… jeu subtil du son de l’eau qui bout dans la grosse bouilloire de fonte. Les japonais nomment ce son matsukaze, le vent à travers les pins. Lorsque le thé a été dégusté, que les paroles se sont tues, le doux bruit du bouillonnement vient emplir l’espace. Puis l’officiant verse de l’eau froide dans la bouilloire pour la réalimenter en eau. Le mouvement est visuellement doux et léger mais l’expérience auditive est saisissante : le son est brutalement coupé et permet l’expérience d’une qualité de silence d’une intense profondeur.

Cet article, écrit par Franck Armand, est publié dans la Revue du Centre Zen de la Falaise Verte n°71.